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Bruno in a Jamaican ganjafield...
.La musique jamaïcaine
par Bruno Blum

Les Marrons étaient des esclaves évadés, regroupés dans des villages secrets au fin fond de la jungle tropicale. Après une guerre sauvage contre les soldats anglais, leur chef Kojo a obtenu l'indépendance de leurs territoires en Jamaïque.

Le traité a été conclu en 1738 avec les Britanniques. Il stipulait que tout nouvel esclave évadé voulant rejoindre les Marrons devait être aussitôt capturé par les Marrons eux-mêmes et restitué à son propriétaire, qui lui ferait passer un mauvais quart d'heure. C'est comme ça que les Marrons de Blue Mountain et Accompong (nom d'une ville du Ghana) ont pu vivre à peu près libres sur les sommets des paroisses de Portland, Trelawny et Saint Elizabeth.

Leur indépendance est toujours en vigueur aujourd'hui, et ils n'ont ni police, ni poste, ni routes bitumées. Ils ont contribué à conserver quelques chansons africaines, notamment un chant de guerre de ralliement, toujours vivace, mais dont ils ne comprennent même plus les paroles "en kromanti" qu'ils chantent aujourd'hui.

Symboles de rebellion, les Marrons donneront leur nom à la marque de disques Maroon de Lee "Scratch" Perry, qui publiera l'album de Bob Marley & the Wailers "Soul Revolution Part II" (1971) sous ce label. À Accompong, on est encore accueilli par le "colonel", le chef du village qui boit d'abord une gorgée du rhum local qu'on lui offre en arrivant (et qu'il recrache en l'air, selon la tradition, avant de partager la bouteille) puis lance une cérémonie de danse frénétique au son de tambours et de rythmes bien particuliers.

Certains Marrons s'identifient au mouvement rasta et se balladent avec des nattes, mais la plupart sont d'abord attachés à leur identité Marron. Mais c'est partout en Jamaïque que des rythmes africains (Ettu et Burru en particulier) ont survécu malgré les interdictions. Chaque île imposera ses propres rythmes, comme le merengue dominicain, le compas haïtien, le calypso trinidadien, le son cubain, le mento jamaïcain "folklorique" traditionnel, j'en passe (et des meilleurs).

Quadrille

Pendant les quatre siècles qu'ont duré l'esclavage aux Antilles, et en particulier au XIXème siècle, les musiciens qui animaient les soirées des maîtres étaient le plus souvent des Noirs. Ils utilisaient les instruments que leur confiaient les Blancs, utilisaient les gammes diatoniques d'Europe (huit notes) et encourageaient les convives à danser en interprétant des musiques populaires européennes subtilement "africanisées ", notamment par un rythme marqué.

Le quadrille, dont le principe est inspiré par les figures exécutées par les cavaliers lors des tournois, est introduit à la cour de Napoléon Ier et fait son entrée au bal de la cour d'Angleterre en 1815. Huit ou seize couples se font face sur un carré et exécutent cinq danses rurales incluant différentes figures et tempos (Joseph Duval, L'Etoile, Joseph Binns, Les Lanciers, 1820).

Au fil des ans ce style se démocratise et devient une danse populaire aux Etats-Unis, le square dance à quatre couples (très présent chez les Cajuns de Louisiane). Le quadrille, comme la polka et la mazurka eux aussi apparus au carrefour du XVIIIème et du XIXème siècle, est aussi très apprécié en Jamaïque, comme dans toutes les Antilles. Dans sa forme populaire (les Noirs l'apprécient autant que les Blancs) il se distingue par la présence d'un musicien maître de cérémonie, qui indique aux danseurs quelles figures ils doivent exécuter au fur et à mesure des morceaux. Ce "MC", que l'on appelle "commandeur" aux Antilles françaises, incite les gens à danser, et anime la danse en faisant des commentaires divers.

On trouve déjà là un embryon de DJ, un fils spirituel de griot, une sorte d'animateur de radio d'un autre âge, et bien sûr un rapper avant la lettre. Les commandeurs marquent profondément la Jamaïque du vingtième siècle. Comme les "toasters", futurs DJs des sound systems des années soixante, ils relancent la danse, et c'est la façon dont elle se déroule qui nourrit leur inspiration lyrique.

En 1965 Bob Marley chantera "ska quadrille, ska quadrille" sur son Rude Boy et le DJ Lizzy publiera Deejay Quadrille sur la marque Joe Gibbs. Les groupes de "fife and drums" (flûte et tambours européens) traditionnels du XVIIIème siècle jouaient encore le quadrille après la seconde guerre mondiale. Leur répertoire incluait des rythmes de marches militaires mais aussi des morceaux de la tradition folklorique locale John Canoe, ou "Jonkannoo". Issu d'un rituel de fertilité d'Afrique de l'ouest, et associé à la récolte de l'igname, le jonkanoo comprend des symboles chrétiens, comme le diable. On le retrouve dans les carnavals de noël un peu partout dans la mer des Antilles.

Les participants se déguisent avec des costumes de toutes les couleurs et dansent furieusement le jonkanoo sur des rythmes frénétiques que l'on retrouvera en partie recyclés dans le ragga numérique dès les années 1980. Comme le précise le légendaire Sly Dunbar, un batteur jamaïcain mondialement célèbre (Sly & Robbie), "dans le reggae on fait toujours du vieux avec du neuf. Je remets à la mode des vieux rythmes. Je n'invente rien. Tout vient du passé."

Abolition de l'esclavage

Le développement de la betterave en Europe (Napoléon Ier) contribue à rendre la canne à sucre trop chère et le marché s'effondre peu à peu. Le 1er août 1838,
311. 000 Jamaïcains au statut d'esclave sont libérés dans la joie. Des travailleurs de différentes nationalités sont appelés pour essayer de les remplacer. Parmi eux des Chinois, des Allemands, des Syriens et des Indiens de l'est en nombre.

La crise économique et la misère qui suit fait presque regretter le temps des travaux forcés et des chants de travail, les fameux "work songs" (comme les "ring plays" ou "ring games"). Les esclaves ont été progressivement autorisés à interpréter ces chants sur les plantations parce qu'ils amélioraient le rendement. L'un d'eux, Ziambey, sera par exemple mis à jour en reggae avec le fameux Zungguzungguguzungguzeng de Yellowman en 1984. De tous temps, les afro-américains ont eu recours à la musique pour soulager leur peine et alléger leur cœur. Les chants de travail et leur schéma question-réponse typiquement africain se métamorphoseront en gospel.

En plus du quadrille et des autres danses d'Europe, la Jamaïque du XIXème siècle vit au son des berceuses, des comptines et chants enfantins, et toutes sortes de traditions folkloriques comme le "Revival Zion" et la Pocomania, des rites syncrétiques apparus après l'abolition de l'esclavage pendant la période du "Great Revival". Comme le vaudou à Haïti tout proche, ils mélangent des pratiques animistes africaines et des éléments chrétiens : claquements de mains, tapements de pieds, et bientôt grosse caisse, tambours, cymbales, grattoir et percussions diverses que l'on retrouve vite dans les nouvelles églises baptistes. On entend aussi cette influence sur les premiers enregistrements des Maytals (futures vedettes du reggae des années 1970 avec Toots) au début des années 1960.

Gospel

Mais oui : c'est l'abolition du statut d'esclave qui permet le développement de la religion chrétienne, jusque là essentiellement réservée aux Euro-jamaïcains. Elle va réorganiser la population noire émancipée et lui donner espoir, malgré l'implacable domination paternaliste des colons Anglais. Les Afro-jamaïcains ultra-pauvres s'organisent à toute allure dans les églises anglicanes, méthodistes, baptistes, apostoliques, romaines catholiques au fil des années. L'évangile (gospel) est chanté jusqu'à nos jours avec ferveur le dimanche. Selon les églises l'intensité des chants varie, mais comme pour presque toutes les musiques américaines, l'essentiel est parti du gospel.

On y retrouve la base du blues, du jazz, du mambo, du rock & roll, de la soul, du funk... et du reggae. Les chants des églises apostoliques sont particulièrement intenses aujourd'hui encore, tandis que les claquements de mains rythmés sont un trait typique des églises baptistes, plutôt austères en dehors de ça. Au fil du XXème siècle, ces chants de "spirituals" seront progressivement accompagnés par des formations orgue/guitare électrique/batterie (les batteurs sont souvent des enfants) comme dans le Mississippi aux Etats-Unis, où ce style "reel and rock" à la base du rhythm & blues/rock & roll se développera dans les années 1930. En Jamaïque, la musique joue de tous temps un rôle vital, central pour la population, et les pauvres en particulier. Mariages, funérailles, fêtes religieuses, sociales, tout est prétexte à jouer et chanter une musique où souvent chacun participe.

Le 14 janvier 1907 un tremblement de terre détruit presque complètement la capitale Kingston. La misère y était déjà totale si l'on excepte quelques riches familles d'origine européenne. La domination culturelle de l'empire britannique est écrasante, mais plusieurs formes de musique spécifiques à la Jamaïque subsistent désormais au grand jour. Le tambour, hérité de l'Afrique, y joue un rôle central, mais des influences européennes, anglaises surtout, et à un moindre degré celle des travailleurs immigrés de l'est de l'Inde se greffent sur cet esprit africain. Quant aux nombreux Jamaïcains d'origine syrienne et chinoise, ils participeront plus tard à l'expansion des enregistrements locaux (à partir de 1951), surtout dans le domaines de la production et de la distribution.

Le mento

Dans les années 30, Slim et Slam étaient les plus célèbres des chanteurs itinérants locaux, des humoristes qui écrivaient des sketches sur l'actualité et les vendaient dans les rues pour un penny.

La musique jamaïcaine traditionnelle du vingtième siècle s'appelle le mento à partir des années 40 environ. Elle est composée d'un mélange des influences européennes, bantoues et ouest-africaines énumérées plus haut. Mais ses mélodies sont fondamentalement très africaines, et souvent centre-africaines. On les retrouve dans toutes les Caraïbes, à commencer par le calypso des carnavals de la Trinité, symbole de la musique antillaise jusqu'aux années 1960 (le style très populaire aux Antilles des steel drums est également apparu à la Trinité, mais ne s'est répandu qu'après 1945).

Pourtant le mento a une identité jamaïcaine propre par ses rythmes 4/4 sophistiqués, plus doux, bien différent du calypso (2/2), et par son répertoire jamaïcain original, qui est d'ailleurs complété par des classiques du calypso trinidadien joués à la sauce mento. Les deux termes sont interchangeables dans l'île, notamment en raison de la vogue pour le calypso du début des années 50.

Les chanteurs de mento des campagnes venaient chercher fortune à la ville, où les hôtels internationaux les employaient. Les Hiltonaires, trio vocal habitué de l'hôtel Hilton, a enregistré plusieurs albums chez Studio One dans les années soixante. Les Hiltonaires portaient des chapeaux de paille "typiques" de paysans, des chemises larges très colorées, des pantalons blancs trop courts laissant apparaître leurs mollets, et des sandales ou mocassins à la mode jamaïcaine, c'est à dire sans chaussettes.

Les Hiltonaires ou les Jolly Boys utilisaient un banjo, une guitare sèche, des maracas et congas, et chantaient des harmonies tropicales sucrées vantant les bons fruits, les jolies filles et le soleil jamaïcains. L'une de ces exquises chansons, "Island In The Sun", donnera son nom à la nouvelle d'Alec Waugh (1957) dont sera tiré un film à succès. C'est aussi de là que vient le nom des disques Island de Chris Blackwell, qui feront découvrir le reggae au monde entier. Les chansons paillardes ("slack") sont aussi de rigueur et font bien rire l'assistance.

Le classique "Big Bamboo", repris en reggae par Yellowman en 1984, est une subtile chanson paillarde dessinant une métaphore du meilleur goût entre un "gros bambou" et le sexe masculin de l'interprète, tant apprécié par les dames. Le machisme et l'homophobie sont d'ailleurs très à la mode de tous temps dans l'île, des thèmes que l'on retrouvera abondamment dans le reggae.
Le mento Ethiopia de Lord Lebby sera néanmoins l'un des premiers enregistrements exprimant une conscience rasta.

Les groupes de mento jouent aussi du 'piano à pouces' ('thumb piano' ou 'rhumba box' héritière du kalimba africain), une caisse de bois où sont fixées quelques grosses plaquettes de métal dressées en l'air, qui vibrent en résonnant sous les ongles des pouces qui les ploient et les lâchent brusquement, produisant des basses puissantes, un avant goût du reggae. On retrouve aussi dans certains rythmes mento les rythmes de guitare syncopés qui deviendrait la marque de fabrique du reggae.

Le mento représentait pour les touristes une touche "folklorique" locale. Il est aujourd'hui associé à la mentalité coloniale qu'il reflète, et que les Rastas dénoncent. Les interprètes essayaient de perdre leur accent prononcé pour qu'on les comprenne bien (le créole local, le patois, est particulièrement gratiné). Les exquis chanteurs de mento font partie des traditions touristiques pour hôtel des familles, entre la descente des rivières en radeau (rafting) et le plat national, le poisson de mer grillé à l'ackee (un fruit empoisonné qui perd sa toxicité en arrivant à maturité et doit être cueilli au bon moment).

Les estivants américains ou anglais appréciaient aussi le limbo, une danse pratiquée sur la plage au son des maracas et des chanteurs couleur locale. Une baguette est accrochée entre deux piquets, et les danseurs doivent passer sous la baguette en se penchant en arrière. Le contraire du saut en hauteur. Celui qui touche la baguette est éliminé, et la baguette est fixée de plus en plus bas au fil des éliminations. Elle est placée jusqu'à cinquante centimètres du sol, et les acrobaties nécessaires pour passer dessous sous les encouragements des plagistes étaient un des passe-temps favoris des vacanciers. La tradition du mento perdure d'ailleurs dans les hôtels américains.

Bruno Blum

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